Doucement, je me laisse glisser le long de la berge. Je suis aussitôt absorbé par ce mur végétal qui me submerge, et qui semble décidé à m’engloutir totalement. Mes pieds finissent par toucher le petit amas de vase, qui me permet de rester au sec, et qui m’indique que je suis arrivé au cœur de l’affût. Bien que très sommaire, l’abri me procure l’invisibilité que je recherche. Deux évasures positionnées à droite et à gauche me permettent un large point de vue sur la petite rivière aux berges escarpées qui coule docilement devant moi… Je m’agenouille.
C’est froid et moelleux à la fois. Le contact avec le sédiment me procure l’étrange illusion de pénétrer profondément en terre. De m’enraciner. De ressentir les effets d’une surprenante végétalisation. Posé à ma gauche, mon arc aussi semble éprouver cette étrange métamorphose. A mes yeux, il n’est plus le sophistiqué compound aux formes épurées, mais une simple branche de châtaigner grossièrement taillé, tendu par un boyau animal. Comme le phénix, j’ai le sentiment de renaître du substrat de cette nature qui me fuit depuis si longtemps, qui me rejette systématiquement depuis que l’homme a consumé ses ailles en abandonnant peu à peu l’essence de son instinct sur l’autel de la technologie.
Blottis au beau milieu de ma cache de roseau, je ne suis plus l’intrus, mais l’humidité qui dépose une à une ses perles de lumière. La goutte de rosée qui scintille sous la lumière naissante. Je suis l’eau de cette rivière. Le vent qui agite frénétiquement la végétation qui m’entoure, et qui répercute, tel un écho, le cri de la buse au-dessus de la plaine. Je suis la massette, le roseau, un perchoir pour ce couple de phragmite des joncs qui passent de tige en tige, en me laissant au passage contempler à loisir leurs sourcils beigeâtres.
Au loin, un gambette en proie à la solitude, fais entendre son appel mélodieux. Je le siffle. Il me répond par des mélopées flutées, et à mon grand étonnement se pose à trois mètres devant moi. Comme s’il souhaitait que je le rejoigne, le petit échassier aux pattes rouges me bombarde de petit cri plaintif en hochant la tête. Je le regarde amusé. Lassé de ne pas voir apparaître le congénère convoité, mon hôte se déplace de quelques mètres, puis s’immobilise de nouveau. Il pique son bec dans la vase et en retire, une arénicole, qu’il avale goulument. Je regarde fasciné ce petit prédateur évoluer paisiblement dans sa quête de nourriture. Se doute-il qu’au même instant, un autre genre de phagotrophe, humain celui-ci, l’épie à ses dépens ?
Qui est le prédateur, et qu’elle est sa proie ? Mes pensées s’envolent. Je tente de suivre un à un, les maillons de cette chaîne sans fin. Du micro-organisme à l’arénicole, de l’arénicole à l’oiseau, de l’oiseau à moi et… Je pousse la réflexion jusqu’à me demander quel animal féroce darde sur ma personne en ce moment même, un œil rempli d’avidité. Quand soudain !
Deux petite météorites grises transpercent le ciel et me fondent droit dessus à une vitesse vertigineuse. J’ai à peine le temps d’attraper mon arc et de l'armer que les deux éclairs blancs sont déjà à hauteur de mon affût. Ils passent si prêts que j’entends le souffle du vent filtrer aux travers de leurs fines rémiges. Soudainement, ils se cabrent et toutes rectrices sorties, s’immobilisent à moins de trente centimètres de la surface, et se posent délicatement, sans aucune éclaboussure. Le voici l’oiseau de toutes mes convoitises :
« La gracile demoiselle De Gallinago, la majestueuse bécassine des marais ».
La plus proche des deux, se tient, cou tendu, à environ une quinzaine de mètres sur ma gauche. Tous les sens en éveils, elle inspecte méticuleusement chaque recoin de la berge. Son immobilité me permet de la contempler dans ses moindres détails. Elle est sublime, et n’a pas usurpé son titre de princesse. N’ayant détecté rien d’anormale, l’oiseau s’avance dans ma direction. J’admire la grâce naturelle avec lequel il se déplace. Le diadème d’ébène qui couronne sa tête, l’élégance de sa robe, qu’aucun créateur de mode ne saura jamais atteindre. Il s’avance encore et n’est plus qu’à douze mètres maintenant. Mon regard croise celui de l’oiseau, et j’hésite ! Aussitôt, l’oiselle se fige… Je décoche ! Un long sifflement se fait entendre. Démultiplier par les poulies du compound, la poussée est fabuleuse. La flèche oscille un instant avant de reprendre une trajectoire rectiligne. La bécassine à compris le danger. Tout en écartant les ailes, elle bascule bec en avant, se fléchie, et pousse énergiquement sur ses pattes afin de donner l’impulsion nécessaire à son envol. Mais elle ne s’envolera plus ! Touché au flanc, ma belle scandinave bascule et disparait sous une gerbe d’eau. Une à une, je regarde s’élever puis s’éteindre, les gouttes étincelantes, qui envolent au loin, la lumière de son âme.
Sylvain C.